Chronique rédigée et lue pour le podcast l’Olympiade femelle (à 13’14), épisode du 4 mai 2020.
« Dimanche 23 septembre 1928
Chère Joséphine,
Je viens d’écraser une nouvelle cigarette dans mon cendrier qui, c’est la deuxième fois aujourd’hui, déborde. Les dernières volutes de fumées qui se sont dessinées devant moi m’ont fait penser à toi. J’y ai aperçu une danse, où les entrechats ont mué en pas fougueux, rageurs que seule une femme comme toi peut posséder. Alors je t’écris.
Je t’écris parce que je suis fatiguée Joséphine.
Ces dernières semaines, mon corps et moi, nous aurions dû arpenter les rues d’Amsterdam. Ce ne sont pas tant les rues de cette voisine capitale qui me rendent mélancolique et lasse.
M’imagines-tu foulant le stade bâti pour l’occasion. 40 000 places ! Mais je n’y ai pas couru, je n’y ai pas lancé, rien. Les journaux ont beau louer mon palmarès, mon engagement sans pareil, tout cela n’est que peine perdue. Je me souviens encore de la conclusion d’un article paru il y a déjà 3 ans dans Le Miroir des Sports :
« Audacieuse, infatigable, d’une absolue confiance en elle-même, d’une indifférence totale à ce que peuvent penser d’elle hommes et femmes, elle mène sa vie comme elle l’entend, tout entière dévouée au sport ».
Si seulement la réalité était aussi simple, affirmative, définitive. Il n’en est rien.
J’allume une cigarette. Autres volutes dansantes devant mes yeux et tout autour de moi, comme pour me protéger de ce dehors où une femme (une femme vois-tu ! Ma colère est toujours là, intacte), une femme a décidé de m’exclure de la Fédération sportive féminine, de me priver de mes Jeux Olympiques…
Comment pourrais-je être indifférente alors qu’on me prive de ma liberté de concourir, d’être moi tout simplement car je suis moi dans un stade, tu le sais. Comment pourrais-je être audacieuse quand un simple pantalon fait de moi une femme autre qu’on semble admirer mais qu’on ne veut pas avec soi. Comment être infatigable quand je suis épuisée de voir, lire, entendre qu’on ne comprend pas que j’aime, non pas en fonction du sexe d’une personne mais tout simplement pour ce qu’elle est, pour ce lien qui surgit entre deux humains.
Je suis fatiguée Joséphine.
Je suis en colère. Je voudrais pouvoir être tout à fait moi.
Qu’on m’arrache ces seins qui me rendent trop pareilles à ces bien-pensantes de la Fédération,
Que je sois libérée de ces attributs qui me séparent de mon entière liberté, pleine, débordante. C’est de cette liberté que je veux être épuisée, et pas de cette tristesse qui me consume et me ronge.
Ainsi suis-je ici, dimanche maussade, une cigarette part en fumée tandis que je t’écris. Je voudrais venir te chercher. Au volant d’une Torpédo flamboyante t’emmener sur des routes infinies, là où nos cheveux courts, notre sexe, nos formes disparaissent car seul compte les paysages traversés, la vitesse qui les transfigure, la liberté qui fouette nos joues. Rouler toujours pour atteindre plus vite ce pays de la liberté.
Crois-tu qu’il existe Joséphine ?
Ta bien aimée, ton amie, Violette Morris »