Parler. En parler. C’est une nécessité pour lutter contre les violences à l’égard des femmes.
Les violences familiales représentent 20 ans de ma vie. J’en aurai 39 dans quelques jours. Ca vous étonne? Et pourtant ces violences sont sans doute inscrites dans la peau, dans l’âme de votre voisine, de votre collègue, de votre amie, d’une femme, de plusieurs que vous croisez chaque jour dans la rue. Parce que ça ne se voit pas forcément, loin de là.
La violence, c’était celle de mon père, envers ma mère, ma sœur, mes frères, moi. Je ne vais pas ici vous décrire par le menu ces petites et grandes histoires, je n’ai pas consulté les membres de ma famille et ça n’est pas très intéressant. Je veux simplement témoigner, un peu, à quelques heures de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard de la femme.
Une femme meurt tous les 3 jours sous les coups d’un homme, en France
Je ne suis pas morte, ma mère non plus, ni mes frères, ni ma sœur. Ce qui est mort en nous c’est une certaine image du père, du mari, du beau-père, une certaine candeur partie beaucoup trop tôt.
Enfant, je me souviens. Prier – mais qui, quoi? – chaque soir que mon père meure. Il vit encore aujourd’hui. Ca me fait franchement sourire maintenant mais je me vois encore y croyant dur comme fer.
Je me souviens avoir tenté de laisser des signes pour que mes proches comprennent. J’y repense et ça m’amuse aussi aujourd’hui, jamais ils n’auraient pu comprendre mes signaux faibles, très faibles. Je me souviens les bruits sourds, les visages et les corps déformés, je me souviens le goût du sang, je me souviens la peur, son regard et ma force incommensurable, notre force.
Cette histoire est celle de mon passé. Je me souviens extrêmement peu de mon enfance, de ce qui était entre les heures de violence. Tout s’est effacé, le meilleur. C’est con. Mais je me souviens qu’un beau jour, nous en avons trouvé la force, nous avons fuit. Hop, vidée la maison. Je ne me souviens plus quand, quelle saison, quel jour, quel mois. Je me souviens la sensation tôt ce matin là. Et puis le 12 décembre 1997, la Cour d’Assises d’Évreux condamnait mon père à 10 ans de prison. Le jour de mes 20 ans. Je me souviens du bonnet vert en laine que je portais en sortant du tribunal, enfoncé jusqu’aux yeux pour cacher mes larmes. Je me souviens des questions que me posait le président du tribunal mademoiselle vous faites des études de droit vous vous doutez bien qu’il va falloir nous en dire plus. Je me souviens le procureur lisant une lettre que j’avais écrite à mon père déjà en prison. Je me souviens j’étais dégoutée.
Ce qu’il en reste, toujours des traces
Cette histoire est celle de mon présent. Parce qu’elle m’a rendue indestructible, je suis parcourue d’une énergie vitale inouïe, le pire est derrière, le meilleur devant. Parce qu’elle laisse des traces. Je m’efforce d’en effacer certaines, petit à petit. D’autres, je ne sais pas. J’en ai effacé certaines c’est sûr. L’une d’entre elles est tout à fait idiote: j’ai mis du temps à me débarrasser de cette conviction enfantine que tous les hommes noirs étaient violents. Je les regardais toujours dans les yeux et je croyais y voir la même lueur noire que dans ceux de mon père. C’est diablement con non? Je garde des traces en rares cauchemars je veux le tuer avec un couteau et n’y parviens jamais. Je garde cette question à l’esprit qui résonne, ritournelle qui revient de temps en temps c’est tout de même mon père quelle enfant suis-je donc?, je le sais: sans raison.
Chaque femme garde les traces: traces superficielles, cicatrices profondes, parfois cancer de l’âme. Il faut être à leurs côtés.
Je suis née une nouvelle fois à 20 ans. Je me suis toujours dit, je me dis encore, que j’ai vécu plus longtemps une vie à la con, qu’une vie heureuse. Je me suis toujours demandé, je me demande encore, ce qu’il adviendra lorsque je plongerai dans l’inconnu, le jour de mes 40 ans, bientôt donc, quand ma seconde vie deviendra à chaque minute la part la plus importante de mon existence. Que me restera-t-il de cet équilibre qui me construit entre mon avant et mon après?
Je déteste les statistiques. Surtout celle que j’entendais enfant, adolescente, jeune adulte, celle prévoyant que les enfants victime avait une probabilité plus importante que les autres de tomber dans la violence. J’ai longtemps ressenti ce présage mathématique comme un destin funeste qu’on voulait m’imposer. Mes enfants vont bien merci.
J’ai de la chance après tout. Parce que l’école a toujours été pour moi un refuge. Parce que j’ai une mère formidable, mes frères ma sœur tout autant. Parce que nous avons trouvé la force, en nous, ensemble, de trouver notre solution. Parce que je suis une résiliente, extra-résiliente, je suis optimiste, joyeuse. Parce que depuis le jour de mes 20 ans, je n’ai jamais rencontré un quelconque problème qui vaille vraiment la peine d’avoir peur, d’être en colère.
Je suis triste après tout. Parce que je ne sais pas encore dire l’histoire familiale que je vais bien devoir raconter à mes enfants le jour venu. Le concept du secret de famille qui se transmet de génération en génération me travaille. Je ne sais pas si ce genre d’histoire en fait partie ou si je peux y échapper. Parce que tant de femmes, d’enfants ne se relèvent pas comme moi. Parce que je ne comprends pas les enfants heureux qui font des caprices ou pleurent pour rien, y compris les miens. Je trouve ça comment dire, indécent. Parce que l’image, même dans une publicité, d’un enfant courant heureux vers son père me met les larmes au bord des yeux, mais je suis assez pro, je gère, je les contiens. Parce que je ne peux pas regarder de films ou séries abordant la question des violences familiales – de près ou de loin – sans m’écrouler en pleurs. Pas folle, je ne les regarde pas. En même temps, je ne pense pas rater les plus grands chefs d’œuvre du cinéma…
Parler. Écouter. Accompagner. Alors aurais-je aimé, je crois mais n’en suis pas sûre, pouvoir en parler. Je ne sais pas comment on y vient. Comment oser reconnaître son état de victime? Comment trouver le bon moment, la bonne personne? En parler ou pas, c’est le choix de chaque femme, de chaque membre d’une famille concernée.
Par contre, la responsabilité de chacun d’entre nous c’est de comprendre l’ampleur et la gravité de ces violences. Si vous avez des doutes, le moindre doute, osez parler à ces femmes. Peut-être nieront-elles. Mais elles sauront qu’au cas où, quelqu’un leur aura tendu la main. Elle sauront vers qui se tourner. Si vous savez qu’il y a violence, alertez. Dites-lui que ce qu’elle vit est condamné par la loi, qu’elle peut être aidée. Prenez le téléphone, composez avec elle le 39.19. Proposez de l’accompagner auprès de la police. Faites-lui sentir qu’elle peut se libérer et que vous pouvez l’accompagner sur ce chemin complexe. Osez être là.
Quel courage Rebecca de lever le voile sur toi pour toi et les autres qui te liront. Bonne continuation sur ton chemin et au plaisir de repartager des discussions au micro ou ailleurs. Marie mabille
Merci pour ton message Marie. J’espère oui que ce texte pourra apporter espoir ou courage à d’autres… 🙂