L’homme assis là aux yeux qui fuient et cherchent. Sent-il comme nous le regardons ?
Non. Il ne voit que ce qu’il peut voir. Ses sens lui mentent. Il se trompe. Nous l’avons vu avancer dans un silence absolu, un silence l’étouffant. Le silence l’a fait sursauter, tandis qu’il avançait à pas minuscules comme reculant. Quelque chose le retient qu’il ne voit pas. Nous savons, nous. Sa réalité s’oppose à la nôtre et ne veut pas s’y confronter. La sienne est solitaire, tronquée, trébuchante. La nôtre est universelle, légale, léthale pour celui qui tente de s’y soustraire.
Nous avons les réponses à la moindre de ses questions. Nous connaissons le chien, qui tous les matins passe ici : 10 heures et 30 minutes. Son maître est assis de l’autre côté de l’avenue, à l’ombre d’un arbre. Casquette, lunettes, salopette respectivement noire, noires, noire. Un Pinscher nain, le chien, vieux chien, nous le savons car l’histoire se raconte de nous-à-nous, comme un savoir précieux qu’il faut perpétrer, entre nous seulement : qu’il promène, sans doute l’inverse, chaque jour, chaque matin, ici d’abord, le long des résurgences de la rivière ensuite, aménagée – trame bleue – qui relie l’eau à l’eau, l’humide à l’humide, le frais au frais, le liquide au liquide, qui sillonne et invite les vivants à suivre son cours, réseau aqueux, sanguin, d’un cœur battant le système. Un Pinscher nain, qui chaque matin cherche d’ici les rats, bénit les marches que lui l’homme et chaque autre ont foulé, foulent, fouleront tant que l’homme sera homme, tant que nous veillerons à ce que l’homme avance, s’assoie, se lève, parle, réponde, regarde, se taise, reparte et revienne. Il n’a pas vu l’œil du chien, hargneux l’œil qui de chaque visage entrant ausculte les fissures, les rides, les plis où se terre une autre histoire, celle qui ne se dit pas, celle qui s’extirpe uniquement entre nos mains. De ce rite nous aimons la persistance, la puissance régulière, horloge du monde soumis. Du chien nain, le rite. Du silence, le rite. Noble maison que nous tenons, l’accueille, lui offre séant, attention et patience sur le banc assis.
Là nous le précédons car de lui nous savons tout. Sa naissance, ses vices jadis, sa vie hier aujourd’hui demain. Ses dessins, ses majuscules sur les enveloppes nous les savons. Nous avons lu les lettres qu’il a écrites. Nous avons lu les réponses avant même qu’elles ne lui parviennent, l’imagine-t-il seulement. Nous l’avons vu retenir sa toux, être ébloui par les dorures dont nous sommes les dépositaires. Des dorures, le rite. Il ne nous voit pas tandis qu’il est assis transparent devant nous. Sent-il comme nous le transperçons ?
Nous poserons les questions et nous connaîtrons les réponses. Il tentera peut-être une omission, à peine un mensonge croit-il mais nous savons tout. Les dates, les noms. Nous avons ouvert les portes, les fenêtres silencieuses de son existence ; nous scrutons méticuleusement l’intérieur, les charnières, les recoins, la poussière, les odeurs, les traces de doigts dessus dessous. Les vieux papiers nous les avons vu. L’homme assis là ne sait rien de tout cela. Il se débat dans son silence coincé, sur ce banc il cherche un appui pour son esprit. Du banc solitaire, le rite. Il n’entend pas comme nos voix et notre science bruisse autour de lui, en lui se sont insinuées depuis longtemps déjà. C’est là que ça gratte, là où nous sommes en lui ça le gratte. Nous voyons la goutte de sueur sur sa nuque. Nous sommes la goutte. Nous voyons son corps ployer, le tremblement de ses mains moites posées sur ses genoux. Nous voyons ce qu’il croit cacher, ses paumes épaisses. Il est innocent de tout cela, de cela seulement.