On est bien ici. Il y a la faïence, ébréchée. Il y a le velours, élimé. Les couleurs toutes passées d’avoir écouté le bar accoudé raconter la veille, les verres trinqués dire le petit dernier, les cendriers renversés chuchoter la nouvelle. Répandue la rumeur, de chaises bedonnantes en tables appuyées sur de petits bouts de papier où un enfant, ici avait reproduit, les cartes postales trônant derrière, à observer les bouteilles serrées, qui considèrent stoïques ces trois petites affiches gardées en souvenir : Fête du 1er mai, Concert du jour de l’an, Bal des pompiers. Elles, elles écoutent les voix, ça et là dispersées, parfois brouhaha, plus souvent claquements agitant l’air tout autour. Tout se perd, figure-toi que j’ai... Le 1er mai n’en a pas perdu une. Les pompiers n’ont plu tandis que jour de l’an, comme toujours, scrute l’horloge, résolu. … donc oui, franchement tout se perd. La chemise grise, fine rayure et un peu de sueur dans le dos opine et s’octroie une rasade affirmative. Elles, elles écoutent et regardent. Elles en ont vu passer ici des binocles, de travers, des hanches, qui boitent, des dos, qui plient, des costards, quatre épingles, des bleus, au travail. Tout se perd a-t-il dit ? Et ce bleu qui avait perdu la tête après cet antépénultième petit dernier. Tu te souviens ? On aurait pu vous appeler pour l’occasion ! Elles en ont vu aussi des clés oubliées, des cartes de visite piétinées, même la peluche, celle qui sent le sommeil, est restée couchée là entre le velours et la bière. Tout se perd !
Vraiment aujourd’hui il radote ! Alors jouons un peu, partantes ? Ainsi passe le temps, toujours en valse, silencieuse si on n’y prend garde. Perdre la tête ? Corde, guillotine, c’était mieux vraiment ? Perdre la tête ? Tout oublier, alcool, heroïne comme mon bal trop arrosé ! Un verre est tombé. Petit jaune éparpillé. Ses éclats resteront eux-aussi oubliés, viendront tenir compagnie au canard du coin, perdu lui aussi, laissé à somnoler sous la banquette de faits divers qu’aucun balai n’a osé dérangé, referont le monde, ensemble, comme il se doit. T’as le coude qui flanche, tout se perd ! Une casquette est jetée sur le bar, un gilet se redresse, se saisit du défi. Les défis ça me connaît, c’est même ma spécialité, tous les ans c’est la même : défis, résolutions, je sais leur jour de péremption, toujours avant toi et ton muguet : tout se perd et tôt dans l’année ! Ici, pas de musique, il y a longtemps que le transistor a crachoté ses dernières ondes, pourtant reste là, goûte la poussière des saisons, converse avec le jeu de cartes, qui connaît toutes les mains du quartier : brelans, ongles rongés, chicanes, montres affairées, contres, doigts courts, bergères, paumes épaisses, toutes les mises, leurs secrets. Rien ne se perd à dire vrai. Demandez-nous vous verrez. Toutes les histoires, leurs recoins, chaque mot déposé nous donne vie, petites choses, invisibles babioles babillantes. La lumière brutalement a baissé. On ferme ! s’élève du comptoir tout entier. Les dernières chaises s’agitent, les blousons se rhabillent, les culs secs claquent en échos sur les tables. Quelques pas vacillent que la porte altière retient, mais clémente ne leur en tiendra pas rigueur. Ils reviendront demain frais et peignés car rien ne se perd.