Une croisée des chemins comme une autre. Au petit matin, là où le printemps passe le témoin à l’été il y a toujours ici de la brume déposée, bassin où nage le silence. Brume voluptueuse ou mystérieuse selon l’humeur du regard mais qui s’étire d’Est en Ouest. Le bassin est longé par la route et entre eux deux, l’accotement foisonne de mauve, de rouille, de jaune. Fleurs inconnues mais vivantes, débordantes de part et d’autres d’une clôture électrique qui ne retient plus aucun galop. À l’arrière, l’horizon se sculpte autour du clocher de l’église et d’une bâtisse dont on devine les colombages même à cette distance. Sur la droite, sous le ciel poudré de rose, la mare et ses roseaux attendent que quelqu’un vienne s’assoir à son petit banc de bois, sous l’arbre.
La croix du clocher brille dans un rayon et sonne le zénith. La lumière et la voix de cette étoile du Berger organise et guide. Tout semble partir de là. Le champ trapèze dont les petits côtés naissent à la source du clocher. Les lignes se détachent comme parallèles au rayon de lumière. Clôture, route sur le même plan, poursuivant le même dessein. Les herbes hautes toutes ployées dans la même direction, soumises, implorantes appellent aux vents contraires à une lumière moins haute et ainsi brouiller la domination zénithale de la croix écrasante tutelle au paysage qui attend figé une suite. Seul un pigeon replet sur la route, aux aguets vole de quelques coups d’ailes puis se pose, rassure. Le paysage n’est pas mort. Il suffit de savoir voler.
Lorsque les nuages sont vagues désordonnées de gris, que la terre est détrempée en fin d’après-midi, le paysage observe comme une rotation et c’est le ciel qui domine. Le gris foncé vire au noir chargé des eaux qui viendront le soir et de l’Est. Des bandes vaporeuses en gris clair viennent caresser les verts du pré. Vert mouillé épais gourmand à faire festin pour celles dont la présence se signale au paysage par de longs meuglements. Vert d’eau claire, des lentilles à la surface de la mare font croire à une main impressionniste qui aurait composé le décor. Du gris irisé de soleil vient comme aquarelle jouer sur la profondeur des cieux. L’architecture du ciel concurrence l’ordonnancement des choses terrestres. Le gris règne en maître, pèse et aplatit ce petit monde.
La nuit, la croisée des chemins se respire et s’écoute. Le vent traverse le paysage invisible du clocher vers le regard, yeux fermés ou ouverts peu importe ou peut-être fermés, il devient plus présent encore. La mare coasse s’il n’est pas encore trop tard. Les phares d’une voiture brisent le semblant d’état méditatif qui se dégage du sombre. S’opposant à la nuit ils révèlent les herbes hautes, un poteau électrique, les herbes hautes, un poteau électrique, les pneus dans une flaque puis ne dessinent plus que les restes d’une route qu’on ne peut qu’imaginer exister un plus loin que le paysage, lui ne fait qu’en cacher d’autres. Ça sent le froid humide et un oiseau passe, c’est un bruissement qui le dit. Le silence noir est beau sous la lune qu’un nuage libère de son étreinte. La mare luit désormais. Un balai de chauve-souris, erratique à l’œil étranger à l’espèce, dessine une constellation, de nouveaux volumes prennent vie dans l’espace, un paysage en ultrasons se dépose sur celui de la lune. Le clocher de l’église appartient aux deux sans doute.