Même si les ombres avancent, même si parfois je ferme les yeux pour tenter de voir, même si parfois ma mémoire se dépose comme nappes opaques sur une route courbe une nuit sans lune, malgré, malgré tout je crois avoir gardé un goût intact, celui de cette bière. Je le retrouve. Je la retrouve. Je sens, au fond de ma gorge la fraîcheur. C’était le printemps sur la place de la Fuente. La fraîcheur et les bulles, fines qui ont mouillé mes yeux. La place, ses colonnes de pierre dans le soleil, j’avais 17 ans. La place était pleine, c’était le printemps des grèves, dans les mines pas si loin, dans les usines sur le port. Tout le monde parlait, ça bruissait partout dans Gijón, c’est là que j’étais née. Cette bière avait cette pointe d’amertume pourtant absente ce jour-là de la place. C’était autre chose qu’il y avait là, un élan, comme un coude qui se lève pour cette bière à mes lèvres. Quelques mois plus tôt, sûr on m’aurait dit señorita pas de bière à votre âge. Mais là non, nous étions tous ce jour là sur cette place, et cette bière dans ma main, des chicos, comme liés, comme tissés, ça vibrait, l’air vibrait, la mousse vibrait que je léchais sur ma lèvre supérieure ma langue au goût de cette première bière. C’était mon pays l’Espagne, je n’y suis jamais retournée. Après cette bière-là… je ne sais pas ou plus, les ombres piétinent chaque jour un peu plus ce qu’il y a entre elle ce jour-là et moi aujourd’hui. 76 ans c’est pas si vieux, c’est pas si jeune. Cette bière-là, ce jour-là c’était une Mahou. On n’en trouve pas ici. Ma voisine parfois me fait les courses alors parfois je lui demande parfois seulement une bière pour fermer les yeux et que le brouillard se lève. Il se soulève dans la gorge, chacune de ses gouttelettes devient une bulle, un parfum, un éclat d’Espagne, un éclat de mer, un éclat de sierra, un éclat de mes 17 ans, même si c’est loin ce chemin, cette place, je crois avoir gardé ce goût intact.
Déc
14