Lorsque le noir est sombre et inquiète, il faut prendre l’œil gauche le déposer dans sa main, délicatement la refermer, la paume est un nid et alors seulement l’œil s’agite, tressaute, respire et s’étire, s’ouvre et, éclaire l’intérieur. On voit sa rate et son cœur, ses veines et ses os. Sa chair et son sang éclairés par l’œil gauche dans la main. Peu le savent, mais voir son dedans est une activité apaisante. D’abord ça surprend évidemment, on n’est pas habitué mais l’œil dans la main comme un nid chaud de paille et de plumes refermée, cocon pour un œil gauche, guide la visite, il oriente le regard intérieur. Parfois il commence par les cordes vocales et le cou, souvent alors la bouche de l’œil dans la main chante et les cordes comme l’œil s’agitent et le sombre n’est plus que du noir dense comme il en faut pour que brillent des étoiles. Ensuite à sa guise, il chemine et descend, là où la géographie du monde se lie à la nôtre même si parfois, même si les deux se rejettent, ne se comprennent pas, parfois se méfient, sables mouvants ; l’œil gauche dans la main glissé sous le talon, sous le poids, là où la gravité du monde gagne les corps, les asservit, les oblige, l’œil dans son nid voit et sait, transparence, transparentes les cuisses, le ventre et la main elle aussi, lignes de vie caressent l’œil dans son nid.
Lorsque tu as faim, savais-tu que tes yeux sont les premiers à manger ? Tu vois le fruit à l’arbre au loin, tu le devines du moins, tu lis boulangerie ou rôtisserie, tu lis recette facile et saine en moins de 15 minutes !, tu imagines avec les yeux le carré de chocolat, la fève séchant au soleil, l’arbre vert, d’un continent la chaleur, tes pas sous les arbres, caresser les écorces, respirer l’humus et les fèves fraiches, l’œil guide ton geste, tes yeux défont l’emballage de papier épais recyclé, comme décacheter une lettre à sceau, précieuse et ancienne, tes yeux saisissent l’histoire du cacao les dos courbés les mains abîmés les regards fatigués, fine couche d’aluminium déchirée par tes yeux, tu manges avec les yeux.
Lorsque tu t’apprêtes à gravir la montagne, ce sont tes yeux qui arrivent les premiers au sommet.
Pourquoi ce texte ? Tout part de cette peinture (ci-dessous), peut-être inachevée. Elle est le point central de mon salon depuis un peu plus de 20 ans. Elle me fait l’effet d’un feu de cheminée, d’un bord de mer, les vagues toujours lassitude jamais, d’un paysage à trois plans. La regarder crée à chaque fois un hors-du-temps. Par notre proximité, elle et moi, cette peinture est un paysage banal.
J’ai eu envie de me saisir de cette banalité, fascinante car gardant une part d’inexpliqué. Me saisissant de cette peinture pour provoquer l’écriture, c’est, délaissant la peinture presque totalement, l’œil, les yeux, les regards qui ont pris toute la place.