Courir. Courir le dimanche, pour achever la semaine et renaître dans son corps, voilà ce qu’est ce bonheur.
Les premières foulées sont cruciales. C’est là que l’objectif se révèle.
Aujourd’hui, juste du plaisir, trouver mon rythme de croisière, dérouler, pas d’effort, juste profiter, me vider la tête, sentir mon corps tout entier en mouvement. Commencer par remonter la rue des portes, faire attention, ne pas me laisser partir, accélérer, car les jambes piaffent de retrouver le gris du sol et du ciel, le visage de sentir les caresses du crachin.
Aujourd’hui, je cours avec mes yeux myopes, c’est suffisant, je connais la campagne, les chemins, je ne lis pas les enseignes sur ma route, je les devine, je ne discerne pas les quelques visages que je croise, je me contente de les saluer. J’aperçois deux voitures que leur propriétaire tente de faire briller. Quelle idée de nettoyer sa voiture de ce temps là! Je me dis qu’en me voyant passer, ils pensent à leur tour: Quelle idée de courir de ce temps là!
Quitter la ville et avancer vers la campagne, face au vent. Rue du château d’eau. L’autoroute au loin est mon guide, je l’entendrai tout du long. Tant que je l’entends, je ne m’égare pas. Il n’y a pas de circulation, j’entends mes pas, j’écoute ma respiration, c’est elle qui dicte sa loi. Trois foulées, une inspiration. Trois foulées, une expiration. La croisière commence.
Aujourd’hui et à chaque fois en courant seule, je quitte la terre et je rêve. Je construis une cabane pour les enfants dans le jardin, j’écris un livre, je voyage dans le monde entier. Je quitte la campagne, les quelques vaches sur ma droite, le champ détrempé à gauche, la route longue devant. Je deviens même un bon génie, j’invente des tas de solutions à des tas de problèmes, même pas besoin de frotter trois fois, juste respirer au rythme de trois foulées. Je ne sens plus vraiment mon corps, j’avance, l’air et léger, mon corps est léger, mon esprit est léger, il n’y a que moi, les feuilles, le vent, couleurs d’automne, glissant le long du cou, l’asphalte bombé, les flaques d’eau de part et d’autres, l’autoroute là-bas, les champs vides, les maisons fermées, le ciel, la terre, juste moi entre deux.
A l’intersection, je prends à droite. Le beau pin. Ce que j’aime surtout ici, c’est de rejoindre l’autoroute, l’A13. Une longue ligne droite, faux plat, vent de face et l’autoroute juste à côté. Toutes les voitures défilent, feux allumés, un balais perpétuel et hypnotique. Je ne les quitte pas des yeux et, à chaque fois je me fais avoir, ici j’accélère. Deux foulées, inspirer, respirer. Il faudra ralentir, quand je ne verrai plus l’autoroute.
A l’intersection, je continue à droite, Chemin du rouage. Au bout, un champ avec des cheveaux. Ils n’y sont pas, ou je ne les vois pas. Puis je descends, pour passer sous l’autoroute. Un petit tunnel noir, rien de plus, pour porter tout ce qui passe au-dessus, c’est dingue. Bientôt faire demi-tour mais je veux aller jusqu’à la ferme, à la croisée des routes. Ici, j’ai toujours l’odeur du fumier, qui entre à plein dans mes poumons, au rythme des trois foulées retrouvé. Ce parfum, je le sens toujours là, je ne sais pas vraiment s’il est un souvenir ou s’il est vraiment présent. Il marque ce lieu, ce point précis. Puis je fais demi-tour. Je me sens tellement bien, je n’entends plus mes pas, juste le bruissement de l’autoroute. Je respire, je regarde ce que mes yeux arrivent à voir, je pense régulièrement « serre tes abdos, ne creuse pas ton dos, porte tes cuisses vers l’avant, épaules décontractées ». Je me sens tellement bien, je ne veux pas que ça s’arrête. Petite côte, juste un effort pour garder le rythme du plat. Mon coeur s’accélère un peu, c’est facile et court.
La ville revient trop vite. Première boucle, 60mn. Voilà le deuxième objectif qui se révèle. Courir jusqu’à la nuit. Je ne sais pas exactement par où elle arrive, tout est trop gris, alors j’ouvre une deuxième boucle, tandis que la pluie tombe en grosses gouttes sur ma casquette, atteint mes joues. J’aime, ça me fait du bien. Je souris, j’avance.
Rue de la Mare Sanson, ça monte un peu, vers un lotissement boueux en construction. Ca glisse, les chantiers semblent abandonnés. C’est dimanche. Parcelles bien alignées. Ici, il n’y a qu’à avancer, trois foulées, respirer. Tourner à gauche. Abbé Elliot, je m’enfonce dans la campagne encore quelques minutes. Honguemare, à gauche, je reviens vers la ville, désormais allumée. Les nouveaux équipements publics, excentrés, crèche, communauté de communes, puis la station d’épuration. Je suis tellement bien, j’avance, je souris, je respire, je suis libre.
C’est drôle, je cours pour être entourée de la nuit et elle me résiste, se retient, tente de s’éloigner de moi. Elle semble tomber si vite quand on ne l’attend pas et quand on la veut, elle se fait désirer.
Je sens maintenant certains muscles en alerte. Les grands fessiers, les quadriceps, les soléaires. Je souris car je suis bien, sentir son corps, ses muscles, c’est être vivant, respirer à plein poumons, la liberté. Allez chers muscles, travaillez, je ne cèderai pas, je veux continuer, jusqu’à la nuit, qu’elle m’enveloppe et alors peut-être j’arrêterai.
Trois foulées, inspirer, expirer. Deuxième boucle, 80mn, il ne fait pas assez nuit. J’ouvre une troisième. Route de Rouen, tant pis pour la circulation de fin de week-end. Elles me verront bien sur le bas côté les voitures. Le sombre descend enfin autour de moi. Premier rond-point puis deux autres encore, qui contournent le bourg, juste avant l’entrée de l’autoroute. J’allonge la foulée pour tromper mes muscles en changeant l’effort. Je coince un peu finalement mais heureuse, bien, bien dans mon corps. Je ralentis vraiment, prendre le temps de décider comment se concluera cette boucle. Tout droit vers la ville, les lampadaires, l’enseigne de l’hôtel. Presque l’exulte, je suis tellement bien. J’ai mal mais je suis tellement bien. La semaine finit sous ma foulée, dans ma gorge l’air comme une valse, je souris. Je redescend la rue des portes, me voilà arrivée. Je m’arrête, la petite nuit est autour de moi, c’est suffisant pour aujourd’hui. Il faut marcher pour totalement récupérer, puis m’étirer, finir de transpirer, profiter des derniers instants de ce bonheur. 96mn.