A nos amis, édité chez La Fabrique, est le 2ème opus du Comité Invisible après L’insurrection qui vient en 2007. Qui dit Comité Invisible dit auteurs anonymes. Cet anonymat a été un obstacle à ma sérénité de lectrice. Ne pas savoir qui tient la plume, ce qu’il est, ce qu’ils sont, en dehors des pages que je tourne, brrr un tremblement. Pour autant, l’écriture ne peut-elle pas se suffire à elle-même ?
Nos amis, au fait, c’est qui ? Qui sait. Je me fais plaisir en pensant que ça peut être vous, moi, nous. Sans doute tous ceux qui se posent des questions sur le fonctionnement de notre société : démocratie appauvrie, infantilisation du citoyen, incompréhension des mécanismes socio-économiques à l’œuvre, etc.
Les révolutions ne fonctionnent pas
A nos amis part d’un constat : « Les révolutions ne fonctionnent pas ». Les mouvements tels que les 1%, Occupy, Les Indignés ont suscité engouement puis, parfois, déceptions. Les grands changements appelés ont débouché sur un retour au même. Mêmes cycles de prises de Pouvoirs, de retour au quotidien. Alors quoi ? C’est que l’action révolutionnaire, insurrectionnelle se heurte au fait qu’elle s’inscrit elle-même dans des processus de Pouvoir écrits par un système qu’elle prétend pourtant rejeter. C’est donc un pas de côté qu’il faut faire et inventer. En tout cas, c’est ce que je veux y voir.
Pour argumenter cette thèse, les auteurs, le Comité Invisible, font preuve d’une véritable érudition qui irrigue les 200 pages d’A nos amis. Mais c’est plutôt leur ancrage dans le réel qui m’a interpelé, avec parfois, non pas une contradiction dans le propos mais la mise en évidence des contradictions qui sont partout à l’œuvre: Les pages d’A nos amis sont un espace où se développe une sorte d’animisme de l’humain, une reconnaissance de la force enfouie en chacun, une énergie créatrice. A la fois, le livre caricature certains : les ingénieurs, ha les ingénieurs ! Bras armés du Pouvoir, de l’asservissement consenti des masses…
Être ensemble plutôt que décider ensemble
Y a-t-il contradiction à reconnaître la puissance du collectif et à finalement rejeter les processus, quasi naturels – ou plutôt culturels – à la prise de décision collective ? Pas tant que ça. J’ai aimé ce regard sur l’ « Être ensemble » où l’enjeu ne se place pas dans les choix collectifs mais plutôt dans la douce anarchie qui génèrerait une libre auto-régulation. On occupe, on construit, on nourrit, on soigne, on parle, on joue, on vit. Sur toutes les places occupées ces dernières années, les auteurs défendent l’idée que c’est à l’instant même où ces collectifs tombent dans la prise de position commune : slogan, formalisation de l’organisation, que les mouvements perdent de leur vigueur puis s’épuisent, épuisent les participants dans leur volonté de faire émerger un bien commun ouvert, libre, poreux.
Lutter contre l’ignorance
Je me suis souvenu de mes cours de philosophie sur les sciences et techniques, lycéenne que j’étais. Je me suis aussi souvenu d’une image entendue à la radio il y a des années : pour la plupart d’entre nous, nous vivons à l’âge de pierre ! Qui est capable de comprendre, et donc en filigrane de ne pas subir, de comprendre comment les choses qui nous entourent fonctionnent : une télévision, un téléphone, la fibre optique, un moteur, une rotative, un accélérateur de particules, l’électricité, … Nous vivons dans un monde qui a été construit par des ingénieurs – les revoilà ces fameux ingénieurs ! – des sachants.
Comment reprendre la main sur le monde sans en maîtriser les techniques? Le Comité Invisible croit, et je le suis totalement en cela, que le monde changera lorsque le lambda, moi par exemple, maîtrisera ce qui l’entoure. Les hackers space, les fablabs, les réseaux d’échanges de savoir, les makers, les moocs sont autant de pistes convergentes sur le chemin du savoir partagé, diffusé, approprié. Une révolution du savoir en somme. Alors peut-être les Hommes sauront-ils faire société dans une parfaite horizontalité ?
Paix, violence et bienveillance
Le pacifisme serait d’un angélisme inefficace, la violence serait le piège tendu par le Pouvoir. Le choix serait-il d’une violence autre ? Je ne sais pas si ici je paraphrase le Comité Invisible ou si je tente ma propre voie – une violence faite au monde tel qu’il est, par une libre soustraction à son monopole. Un retrait volontaire du monde dans des espaces de biens communs, où la seule règle serait celle de la bienveillance mutuelle. Utopie ? L’homme est-il un loup pour l’homme ? L’homme est-il naturellement bon ? Est-ce que ce « naturellement » veut dire « en dehors de tout carcan généré par l’organisation d’un Pouvoir » ? Est-ce qu’une ZAD est le prototype de ces espaces bienveillants ? Est-ce qu’un espace bienveillant est « toujours-déjà » un espace de lutte ?
L’âge de la multitude
J’ai pris énormément de temps pour digérer ce que je lisais dans A nos amis. Je me suis posée d’innombrables questions. Est-ce que ces mots parlent à la multitude ? Je ne suis pas une anarchiste, je ne suis pas grand-chose en fait mais tout ça résonne en moi et s’inscrit dans une continuité de lectures ces dernières années et pour autant, le brouillard reste la constante climatique quand je regarde le monde. Tant de belles choses en émergence, tant de trous noirs. Aucun boulevard au devant pour avancer les yeux fermés mais plutôt des pistes multiples aux yeux grands ouverts, à tâtons. Mais finalement, je reste optimiste en fermant ce livre. Parce que choisir « A nos amis », c’est choisir l’inclusion « nos » et l’amitié, sans doute le sentiment le plus largement compris par les multitudes. Faut-il encore parler du monde d’avant, du monde d’après et buter inlassablement sur les conditions de la transition ? Faut-il renverser et risquer, faute de mieux, de mal reconstruire ? Je ne suis sûre que d’une chose, pour l’instant présent, il faut lutter contre l’ignorance, il faut partager les savoirs, voilà une urgence que j’ai envie de partager largement, A mes amis.
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Pour d’autres regards:
- Article de Pascal Boissel, sur Médiapart
- Texte d’Alberto Toscano, sur Mute (en anglais)
Et ma prochaine lecture: L’art de la révolte de Geoffroy de Lagasnerie!