Tu quittes ce monde comme tu y es entrée, les pieds
nus.
Le sol, sa chaleur, sa minéralité sont pour toi
des liens précieux au monde, pas seulement celui que tu parcours de ton pas lent et puissant chaque jour, pas seulement
celui que ton regard embrasse tout autour, pas seulement
celui que tu devines caché au-delà de la colline cette frontière quotidienne
que tu sais dépasser en rêves et en pensées. Non, le monde dans sa complétude. Celui de la roche
qui caresse la plante de ton pied,
née il y a des millions d’années avant que toute chose humaine ne trouve à s’amorcer au fond d’un océan. Tu sens encore
avant de partir
tes racines puiser au cœur de la terre la sève qui vient par tes jambes roides,
et ce jus que tu offres à chacun de tes enfants les paumes
ouvertes au ciel.
Tu te lèves avec le jour. Quelques minutes avant pour percevoir
chaque matin du monde la nuit
s’évanouir dans le trait de lumière né derrière le karité et ses branches
qui veillent sur toi depuis tes tous premiers pas. Tu t’assois
sous l’arbre, pose la main
sur son écorce, sens les siècles écoulés
comme des vagues
de temps écrasées contre le présent
que tu vois si fragile autour de toi, au pied de l’arbre, à tes pieds nus.
Tu te couches,
oublies ton dos trop droit pour ton âge en pensant à tes enfants que tu imagines
bâtisseurs de monde, partis fouler les terres
des continents que tu as touché
du doigt jadis sur la mappemonde jaunie
de la salle de classe. Tu portes ton uniforme,
beige et bordeaux, empesé.
Tu l’aimes. Assises au bord du lit, tu poses tes mains sur tes cuisses,
délicatement, tu ne voudrais pas qu’un pli vienne tracer
une diagonale
sur ta jupe,
la verticale qui t’a été promise. Tu apprends,
tu montes
l’échelle de la vie, tu apprends
encore,
tu te dresses de savoirs, tu te gorges de gestes sûrs. Tu t’apprêtes
à partir.
Pas physiquement. Tu restes à ton arbre, ne le quittes jamais
vraiment. Par l’esprit,
par ce que tu sais tu pars. Tu es partie.
Tu scrutes l’océan
ce soir. Tu devines la ligne d’horizon,
les pieds nus dans le sable encore tiède. Tu calcules le nombre de mouvements qu’il faut à tes bras pour que ton index effleure
le lointain,
imprime une vibration, infime
pour l’œil distrait mais qui
dans l’immensité de l’espace et du temps devient une sinusoïde farouche
dont le mouvement juste est l’expansion
de l’univers.
Ton seul index
pour mettre le monde en avalanche et le ciel à tes pieds
et l’arbre au firmament
et l’or rendu à la terre.
Tu es une reine. Tes lèvres rouges sont les rayons du levant. Tu déposes l’huile parfumée
sur ton corps, caresses délicates. Les tissus viennent ensuite
et s’enroulent
autour de ton ventre
tant de vies charriées,
de tes bras
tant de genoux écorchés relevés,
de tes seins
tant de nuits bercées.
Ton pagne ô ton pagne cousu de mille sortilèges ceint ton corps
et ton royaume. Ta main
caresse une joue, enfantine ou voisine ou dans le besoin,
offre du pain. Tu te souviens très bien
le jour où tu as appris. Doser la farine, l’air et l’eau. Dans le pli de ton pagne depuis,
tu gardes un sachet de sel
envoûté.
Envoutée la pâte colle puis se décolle
de tes doigts. Tu sais
la faire gonfler car le secret t’a été chuchoté
au creux de l’oreille sous l’arbre. Tu te vois encore. Tes orteils
s’agitent dans la terre rouge-feu et le secret glisse
d’un corps à un autre. Le tien l’absorbe. Tu deviens le secret
incarné et vivant.
Tu vends tes petits pains devant la maison avant la longue marche vers l’école. Une vingtaine de centimètres plus tard, tu t’installes
au marché sur un carré de bitume brûlant que tu négocies chaque semaine. Tu portes tes habits de femme maintenant et ouvre ta boutique.
Tes pains se sont multipliés en saveurs et en papilles comblées. Tu traverses la frontière vers l’Ouest et rejoins la ville-mère, tu y déploies
tes ailes tes étals tes talents puis reviens
blottie contre ton arbre, tu dessines
ici dans le sable les sentiers
de ses racines et ses nœuds
de tes mains dévoiles la trajectoire cachée.
Tu te demandes ce que tu ne sais pas de lui. Ses silences
ses absences. Dans sa paume d’enfant tu vois
un fleuve et ses affluents,
des terres inondées, des prairies
vastes et noyées, des routes
barrées, des chemins écroulés.
Tu vois le poids des eaux de l’infini bleu
du gris vaporeux
du brun fertile déversées
car trop longtemps emprisonnées
tu vois un dessin abandonné un paysage sans lointain,
une fleur fane dans cette paume d’enfant,
tu vois.