Dans le cadre de la candidature Rouen Capitale européenne de la Culture en 2028, l’association Rouen 2028 organisait les 2 et 3 juin des rencontres pour explorer l’espace public, les espaces publics comme terreau et terrain de jeu d’une Culture au jour le jour. Arts plastiques, Arts vivants, Arts urbains, Patrimoine étaient à l’ordre du jour des discussions.
Outre l’animation des journées, j’ai eu le plaisir d’assurer la synthèse des journées. Je vous en propose le texte.
Nous avons, me semble-t-il, hier, fait œuvre d’exploration à l’occasion des deux conversations de notre après-midi, sur les arts de la rue puis les arts plastiques.
Exploration de l’espace public, exploration de l’œuvre.
Exploration de l’espace public d’abord.
Ce terreau, qui peut être fragile, volcanique, comme l’a qualifié Amélie Clément, Directrice artistique de la Cie Le Ballon Vert, ce terreau donc, est tout sauf une page blanche ou une toile vierge.
Pour l’explorer, le révéler, il faut s’entourer d’autres regards, d’autres lectures. C’est ce que fait notamment le réseau In-Situ en se rapprochant du monde académique. C’est aussi le chemin qu’emprunte le collectif Le G. Bistaki comme l’a évoqué Florent Bergal, avec leurs projets de laboratoires, d’assemblées poétiques.
Ce chemin de la révélation c’est aussi un déplacement de l’être, du regard, du corps, a souligné Gwénola David, Directrice générale d’Artcena. Ce déplacement est physique : il s’agit d’arpenter les lieux, de prendre ce temps, à l’image du processus de la Fabrique poétique décrit par Caroline Raffin, Directrice du Fourneau. Arpenter et se poser des questions a priori simples : un déplacement de l’esprit. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qui se joue, ici et maintenant ?
Ce faisant, grâce au sillon de l’ancrage dans le réel, les mondes peuvent se démultiplier. L’espace public se déplie, ses interstices, ses interfaces prennent alors une nouvelle lumière.
Anne Legoff, Directrice de l’Atelier 231 parlera de constellations ; Florent Bergal de chaos. Belles images qui nous tournent vers les cieux mais rassurons-nous, le chaos n’a rien d’effrayant. En lui résident tous les éléments, qui, le moment venu, donnent naissance au monde, une œuvre, finalement, commune.
Les éléments et la matière justement…
Hier a eu lieu aussi une exploration de l’idée d’œuvre.
Il y a un jeu de miroirs qui peut se mettre en place quand l’espace est apprécié, compris : des portraits en résonnance peuvent s’esquisser où sont en jeu le moi de l’artiste, le moi du spectateur. L’artiste apporte un matériau dit Florent Bergal et, judicieusement travaillé dans un environnement, dans l’espace public, alors surgit l’œuvre : non pas comme un absolu, une fin en soi, mais comme un processus tel qu’a pu le dire Laure Delamotte-Legrand, artiste plasticienne et scénographe.
A partir du célèbre exemple rouennais de Camille et du pont Boildieu, on comprend que l’œuvre existe à travers le temps de son installation, par sa traversée, par la mémoire à la fois singulière et collective qu’elle laisse pour trace, par la légende qui fait le récit d’un espace-temps partagé, transformé.
Cette œuvre dans l’espace public, elle doit, en quelque sorte, créer du temps. Le temps que l’on s’y arrête. « On », le citoyen, ou pour voir plus large à mon sens, les gens, les populations, les publics. Karine Chevallier, Cueilleuse d’Histoires l’a montré. Il faut provoquer ce temps de l’observation, intime, de proximité, en confiance pour que l’œuvre existe vraiment, c’est-à-dire qu’elle fasse sens, qu’elle se révèle aux yeux qui l’entourent.
Cette œuvre dans l’espace public, elle naît aussi, surtout, par la rencontre, ce point qui peut être frottement, confrontation mais qui met en dialogue, qui met en mouvement les perceptions.
Alice Baude le dira autrement : être habité par l’espace, le rendre habitable. C’est sans doute l’une des dimensions de la poésie, combustible qu’elle répand pour ensemencer les mondes.
Ces explorations de l’espace public, de l’œuvre, c’est une trajectoire du faire ensemble. Et faire ensemble justement, c’est je crois, la clé de voûte d’une Capitale Européenne de la Culture et ces explorations en sont des socles essentiels. C’est ce que nous avons appris avec l’artiste et compositeur Pierre Sauvageot.
Dépassant le prisme des critères et questions auxquelles le jury européen doit trouver réponse dans le fameux Big Book, Pierre Sauvageot a été pour nous un éclaireur : la candidature doit avoir de la chair. Elle doit à la fois s’appuyer sur une mobilisation réelle des acteurs, des dynamiques locales. Elle doit avoir une ligne directrice tout en étant transversale.
Elle n’est pas une équation qui additionne. Elle est une équation qui ose, crée, invente, propose un récit qui se traduit, prend corps à la fois dans la stratégie, la programmation, la gouvernance, les temps du projet.
Pierre Sauvageot a également mis les pieds dans le plat : chacun, chacune, artiste, structure, élu.e voit bien désormais où se situent les points de vigilance :
- Pour les élus : portage, implication ET lâcher prise,
- Pour les structures, création HORS des logiques de rallonges budgétaires,
- Pour les artistes, ne pas seulement poser l’œuvre mais s’ancrer et engager des approches contextualisées.
Finalement, faire de la Culture une idée neuve en Europe… Mais quelle Europe ? Quelques siècles, du berceau aux empires, en passant par les guerres et marchés communs, passés au crible de la psychanalyse par Laurent Petit de l’ANPU, nous ont montré la complexité de l’exercice. Pour autant, les discussions m’ont semble-t-il rendu palpables les possibles d’une candidature de corps, d’âmes. Mais des questions restent à explorer :
Au hasard le patrimoine dans l’espace public,
Au hasard les arts urbains,
C’est le menu du jour.
Que relever de la densité de nos échanges ? J’ai décidé, égoïstement, pour guider mon travail, de relever ce que moi, Rebecca, avait envie de retenir de cette journée.
L’exploration, donc, s’est poursuivie avec une question centrale : quelle appréhension, quels rapports au patrimoine ?
Le patrimoine, avec l’exemple de Sotteville-les-Rouen présenté par Benoît Eliot, nous l’avons cerné : inscrit dans le temps long, il est parfois connu, parfois enfoui, volontairement ou pas. Fabienne Quémeneur a souligné la puissance du nom du quartier « Recouvrance » venant se poser, s’imposer ?, sur les ruines d’une Brest bombardée.
Le patrimoine est constitué de Hauts Faits, et de cicatrices qu’il faut savoir regarder, ausculter, diagnostiquer, c’est l’ambition de la psychanalyse urbaine pour ensuite ouvrir vers des « à venir ».
Ce patrimoine, grande Histoire, dans l’espace public, peut alors se prêter aux jeux, aux je : par le truchement d’un artefact, boules de neige, boîtes de conserve comme les installations conçues par Les Plastiqueurs évoqués par Fabrice Deperrois : les histoires singulières viennent augmenter les lieux. Ce qui est intéressant ici c’est qu’il s’agit peut-être d’un acte d’enchantement, cher à l’ANPU, qui bouscule les représentations. Peut-être une façon de révéler d’autres signifiants, tout aussi importants.
Lorsque le patrimoine est ainsi investi par l’artiste, dans ce processus d’écoute de la ville, surgit de l’étonnement dans un mouvement double : l’artiste surpris par les usages : comme ces fleurs lumineuses « en libre service » diront les visiteurs de Vivacité tout en les cueillant ; comme cette feuille posée sur l’église de Logroño devenant une scène ; l’habitant surpris par une nouvelle perspective sur ce qu’il croyait connaître.
Ce patrimoine, il faut aussi pouvoir s’en libérer quand son poids fige le temps : le moyen âge pesant sur le dos d’un habitant d’une ville restée anonyme.
Ce patrimoine, il est dans tous les cas vivant, comme la ville, mais pas que la ville !: cœur, artères, poumons… Et s’il est vivant, c’est qu’il peut/doit s’inscrire dans un écosystème où des réseaux racinaires relient, invisibles mais bien là. Et parfois dans un tissu de liens, il faut des interprètes pour que le dialogue s’instaure. L’artiste peut être cet interprète, navigant d’un langage à l’autre, d’une langue à l’autre. Tiens ! La voilà encore l’Europe ! Cristina Algarra le dira : les rapports à l’espace public ne sont pas les mêmes en Espagne et c’est ce que montre le festival de Logroño qu’elle a fondé où des propositions venues du Mexique, d’Allemagne, de France, d’ailleurs encore, viennent surprendre et créer de nouveaux usages. C’est aussi le cas à Sotteville : Vivacité vient tracer de nouvelles circulations, de nouvelles appropriations d’espaces. C’est aussi le cas à Rouen avec les parcours conçues à l’occasion de l’édition 2016 de Rouen Impressionnée.
Le patrimoine est partout. Fabienne Quémeneur l’a dit : il n’y a pas de non lieu. C’est donc se tromper que de penser que les Arts urbains s’emparent de vides. Le métro new-yorkais, les façades parfois aveugles auxquelles ont tourne le dos sont là et par leur présence signalent une histoire, des histoires. Parfois faut-il juste un divan pour les entendre ?
Jean-Guillaume Panis, Directeur du hangar 107, en nous racontant passionné le travail d’Olivier Kosta-Théfaine, illustre cette posture de l’artiste urbain : observateur, révélateur, traducteur, qui n’hésite pas à rendre signifiant ces espaces qui n’ont pas droit au patrimoine majuscule, ces objets de l’espace public qui charrient des histoires ignorées, maltraitées.
Olivier Landes, Directeur artistique entre autres, nous en présentera des figures et des procédés rendant hommage aux lieux, portant des messages politiques aussi. Il illustrera également ce qui compte tant pour Pierre Sauvageot : l’art contextuel. « Le contexte guide l’œuvre » : un jeu d’interactions qui, s’agissant du muralisme, s’inscrivent dans ce fameux temps long dont nous avons tant parlé au fil de nos deux journées.
Cette contextualisation est plurielle : paysagère, politique, chromatique et toujours révèle, parfois subversive. Bertrand Daquin a, quant à lui, parachevé ces réflexions en parlant de l’espace public « comme espace dramatique par excellence » où 1000 histoires se croisent, s’enchevêtrent. Forcément, alors, un espace d’imaginaires singuliers et collectifs, scène privilégiée pour l’artiste.
Avant de conclure, il me paraît important d’évoquer la contextualisation avec l’actualité. Nous en avons eu des exemples avec Olivier Landes : le Brexit, la crise sanitaire. Cristina Algarra l’a souligné : alors que les confinements semblent prendre fin, nous avons besoin d’espace(s) public(s), nous avons besoin de le ou les fêter. La candidature doit pouvoir s’emparer de cet enjeu, car une Capitale Européenne de la Culture, c’est aussi cela : célébrer les arts, la Culture, les Cultures.
J’en reviens donc naturellement à Pierre Sauvageot qui nous a parlé malicieusement de Scrabble et de mots qui comptent double ou triple… Alors pour finir, en guise de remerciements aux intervenantes et intervenants de nos discussions, j’ai relevé pour chacun, chacune, deux mots de leurs propos qui selon moi comptent, compteront beaucoup pour Rouen Normandie 2028, pour penser Culture & espace(s) public(s). Je vous les livre, dans l’ordre d’apparition comme le veut tout bon générique de fin :
- Laurent Petit : Surmoi, frontières
- Pierre Sauvageot : lâcher prise, art contextuel
- Gwénola David : déplacement, le faire
- Anne Legoff : constellations, contraintes
- Florent Bergal : contaminer, matériau
- Katell Bidon : ancrage, vision
- Amélie Clément : frottements, portraits
- Caroline Raffin : arpenter, récit
- Laure Delamotte-Legrand : légende, processus
- Karine Chevallier: valoriser, oser
- Alice Baude: habiter, poésie
- Benoît Eliot: traces mémorielles, tension
- Fabrice Deperrois : envahissement, mutation
- Fabienne Quémeneur : attachement, non lieu
- Cristina Algarra : communs, interprétation
- Jean-Guillaume Panis : envisager, observateur
- Olivier Landes : transfigurer, profondeur
- Bertrand Daquin : règles, subversion